L'institution du marché
Avez-vous déjà vu, au marché de Léognan, ces têtes en l’air qui cherchent l’origine d’un parfum impromptu, les initiés qui se pressent en s’échangeant des regards entendus ou des enfants qui réclament à leur parent un détour imprévu ? Si vous n’y avez pas encore vos habitudes, probablement pas. Quant aux autres, ils savent que tous recherchent Isabelle, la dame aux crêpes et aux mille confitures.
Impossible de s’y tromper. Avec son chiffon sur l’épaule, sa baguette pour décoller la pâte des plaques de cuisson et ses conserves multicolores, vous reconnaîtrez le personnage dans l’instant. Un personnage qui, sans l’avoir rencontré, vous paraîtra pourtant familier. Car Isabelle compte parmi ces rares individus pour qui les amis ne se façonnent pas, mais se trouvent. Il n’est pas un prénom qu’elle oublie ou un visage qu’elle ignore, et prête toujours une oreille attentive à tout ce que vous aurez à lui raconter pendant qu’elle prépare de quoi flatter votre palais.
N'espérez pas résister sitôt après avoir aperçu la pâte, dont la teinte ambrée emprunte autant au sable du bassin d’Arcachon qu’aux façades calcaires de Bordeaux. Aux crêpes bien sucrées, l’appétit n'attend point de raison pour se régaler. De toute façon, vous ne trouverez rien de mieux à faire, en tout cas, mieux à déguster. Autant en profiter. Et voilà que vous vous retrouverez à observer, avec une impatience mêlée d’avidité, Isabelle répandre la substance sur les plaques fumantes et l’étaler à la manière d’un grand chef. Le geste se veut ample. La louche se vide dans un doux crépitement, puis la main accomplit un ballet éphémère le temps d’une rotation pour former un disque d’une perfection fugace avant que la pâte ne commence à gonfler et brunir sous l’effet de la chaleur. Point d’emphase, soyez-en assuré. Vous mesurerez à la première bouchée combien la réalisation d’une simple crêpe commande pareille maîtrise. À moins bien sûr, que vous ne soyez déjà sujet à la nostalgie par le concours des saveurs. Si la vanille et le sucre sous la dent rappellent à certains quelques souvenirs d’enfance, le rhum allié à la fleur d’oranger compose une adresse plus subtile aux sens. La matière participe également pour beaucoup avec une texture douce et légère, qui contente davantage la langue que l’estomac, si bien qu’elle invite à déguster plus avant.
Vous l’aurez compris, les talents d’Isabelle dépassent ceux de l’archétypale aimable commerçante. Nous avons davantage à faire avec une artisane, qui ne considère pas qu’elle cuisine, mais qui fabrique. Elle se plait à s’imaginer sorcière avec ses pots, son chaudron et ses potions. Au-delà des récits, l’image de la femme qui crée la fascine. Rien ne lui procure autant de fierté que de faire par elle-même et d’opérer ses propres mélanges quand elle ne verse pas dans l’originalité, sinon l’incongruité, comme cette fois où elle avait suivi une recette de Nostradamus pour confectionner une confiture à base de pomme et de gingembre. Disons plutôt qu’Isabelle interprète les recettes. À l’entendre, la répétition engendre l’insipide quand la spontanéité mène au suave. Aussi faut-il se laisser gouverner par l’intuition et entretenir le mystère à son avantage. Tout devient prétexte pour nourrir son imagination, faire sauter les barrières ou simplement, rêver. Un jour Isabelle tire les cartes du tarot, un autre elle se hasarde à la boîte à livre de son quartier pour explorer un univers inconnu. Il en reste toujours quelque chose, en témoigne cette belle pierre d’un noir profond en lisière de son jardin, juste au bord d’un ruisseau, avec pour inscription : « Ici, commence l’utopie ».
Une telle liberté de ton et d’esprit hypothèque évidemment toute industrialisation de son art. Isabelle préfère réserver ses créations à ceux qui arpentent les allées bondées du marché de Léognan, où elle pratique sa magie en envoutant les passants avec de succulentes crêpes et d’excellentes confitures au point de nous demander si de sorcière, elle ne tient pas plutôt de la fée.
contact@portrait-caractere.com