CARACTÈRE


Maison d'écriture


Gratecap


Domaine de gratecap

À la croisée des souvenirs


Le domaine de Gratecap siège fièrement sur un promontoire rocheux avec sa grande bâtisse en surplomb de la vallée de la Dordogne. Du village, seule la toiture se devine derrière les arbres de la propriété, sans fournir plus d’indices quant à ce nom que l’imagination se plait à croire apparenté avec celui des tours si hautes qu’elles semblent gratter le ciel. Une énigme dont s’amusent les membres de famille Tilleul, propriétaire des lieux depuis bientôt un siècle, qui, lorsque la question leur est formulée, se contentent de se gratter le crâne. Une éloquente facétie pour qui parle l’occitan et sait que dans la langue des anciens, le cap renvoie à la tête, et non à une direction. Force est de reconnaître que le domaine déroge à l’image de la tranquille maison de campagne et recèle sa collection de surprises qui conduit immanquablement qui les découvre à se gratter la tête à son tour.



À commencer par l’origine de l’édifice, érigé en 1874 grâce à une fortune elle-même édifiée en Amérique latine par un natif de Gensac trop impatient de courir le monde, à tel point qu’à son retour, il le fit avancer à sa manière. En témoigne la construction l’année d’après d’un moulin à vapeur, le premier en son genre dans tout le département. Il restera de ses pérégrinations en Uruguay, où la nécessité imposait de se protéger d’une faune indomptée, ces élégantes grilles aux fenêtres, désormais prises d’assaut par la flore dont les arabesques se confondent avec celles de l’acier ouvragé.



De l’autre côté du plateau jadis parcouru de vignes qui, à en croire les ancêtres, produisait à l’époque un cru rivalisant avec les plus prestigieuses cuvées de la région, se dresse une construction plus modeste, un gîte en lisière de forêt, qui connut un sort plus funeste. Au crépuscule du siècle, un ménage et leur enfant ne connurent pas l’aube d’un lendemain. L’évènement valut au local la dénomination de « Maison du Crime ». Sinistre réputation qui se mua avec le temps en intrigante anecdote que les Tilleul ne se lassent jamais de relater aux occupants innocents passée leur première nuit. Si le coupable resta introuvable, son crime en prévint d’autres. L’enquête conduira à la découverte d’un réseau de galeries et de plusieurs salles hypogées, sommairement explorées, mais heureusement jamais répertoriées. L’oubli devint pendant la guerre une aubaine, faisant des souterrains un refuge d’une discrétion du moins opportune, sinon salvatrice.



Aucune exploration ultérieure du sous-sol ne parvint à lever le voile sur l’autre mystère de Gratecap. Source d’eau comme d’étonnement, le Petit gouffre intrigue autant les profanes que les initiés. Il abrite une mare que le relief et la raison rendraient l’existence pourtant impensable, et dont le niveau demeure égal en toute occasion, peu importe la saison. Une incongruité géologique qui alimente moins le jardin que les conversations à table.



Car le domaine reste une demeure qui vit. La façade de la maison doit sa beauté au vertige qu’elle suscite aux petits-enfants qui tentent de l’embrasser du regard. La salle à manger tire sa grandeur du rire des cousins qui, à peine se retrouvent-ils, murissent la prochaine occasion de se revoir. Rien n’a le temps de prendre la poussière, pas même le vieux coffre-fort en fonte sous le grand escalier dans lequel s’entassent les jeux de cartes et de société dont les parties ponctuent traditionnellement les après-midis d’hiver.



Aussi, grâce à sa rassurante invariance, ses reliques d’outre-monde qui peuplent les étagères de la bibliothèque, son silence teinté du chant des cigales ou son grand cèdre projetant une ombre bienvenue lors des grandes fêtes de printemps et des anniversaires qui se succèdent tout l’été, Gratecap tient lieu de repère essentiel sans nul autre pareil. Plus qu’un monument de pierre avec des souvenirs pour mortier, il revêt aux yeux de la famille Tilleul l’apparat de ce sentiment à la fois si simple et si précieux du bonheur dans tout son éclat.



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